Par Marc Laurent, expert en ingénierie automobile et patrimoine des marques sportives
Le rugissement d’un moteur thermique Ferrari V12 est une symphonie mécanique gravée dans l’ADN de l’automobile. Pourtant, l’annonce du premier modèle 100% électrique de Maranello prévu crée un séisme culturel. Comment concilier l’héritage flamboyant de la Scuderia avec une transition électrique silencieuse ? Les puristes automobile, gardiens intransigeants de la tradition, oscillent entre scepticisme et curiosité. Ce paradoxe cristallise la crise identitaire du secteur du luxe : performance rime-t-elle forcément avec décibelles ? Alors que Tesla et Porsche redéfinissent les codes, Ferrari peut-elle réinventer l’émotion sans trahir son essence ?
Le poids de l’héritage : un handicap ou un atout ?
Ferrari incarne depuis 1947 l’apogée des moteurs thermiques. Des modèles mythiques comme la Ferrari LaFerrari (hybride) ou la SF90 Stradale ont prouvé que la marque maîtrisait l’art de l’hybridation. Mais le passage au tout-électrique soulève des défis inédits. Le poids des batteries menace l’agilité légendaire des bolides de Maranello – un critère sacré pour les puristes. Selon Luca de Meo, PDG de Renault, « L’âme d’une Ferrari réside dans son châssis et son rapport poids-puissance« . Or, la Rimac Nevera (2,3 tonnes) démontre que la technologie électrique peut offrir une performance électrique monstre (0 à 100 km/h en 1,81 s). Reste à résoudre l’équation : comment alléger une batterie haute performance sans sacrifier l’autonomie ?
La bataille des sens : le défi de l’émotion artificielle
L’argument choc des détracteurs ? La sonorité Ferrari. Ce hurlement mécanique, peaufiné depuis des décennies, est indissociable de l’expérience de conduite. Lamborghini, face à ce dilemme, mise sur des moteurs hybrides V12 jusqu’en 2030 pour préserver ce « rituel sensoriel ». Mais Ferrari explore des pistes audacieuses :
- Systèmes de son artificiel conçus avec l’orchestre de Bologne,
- Vibrations du volant recréant l’âpreté des moteurs thermiques,
- Design aérodynamique générant un sifflement caractéristique, comme sur la Lotus Evija.
Pour Frederic Vasseur, directeur de la Scuderia, « L’émotion de conduite ne se mesure pas en décibels, mais en sensations pures« .
Le marché du luxe électrique : une course déjà engagée
La pression concurrentielle est féroce. Porsche Taycan, Audi e-tron GT, et Mercedes EQ Silver Arrow ont séduit une clientèle nouvelle, sensible à l’innovation. Même Lamborghini lancera son 4×4 électrique Lanzador en 2028. Ferrari mise sur son statut de symbole pour justifier des tarifs annoncés à plus de 500 000 €. Un pari risqué face à des rivaux agiles : Tesla Roadster promet 1 000 km d’autonomie, tandis que Lucid Air affiche une efficacité énergétique record. Pour les investisseurs, l’électrification est pourtant incontournable : 40% des ventes Ferrari seront hybrides ou électriques d’ici 2030.
Puristes vs nouveaux conquérants : qui achètera la Ferrari EV ?
Une étude J.D. Power révèle un clivage générationnel :
- Les puristes (55 ans+) jugent l’électrique « désincarné »,
- Les moins de 40 ans plébiscitent l’innovation et l’automobile durable.
Enrique, collectionneur de Ferrari 250 GTO, s’insurge : « Une Ferrari silencieuse ? C’est comme un violon sans archet !« . À l’inverse, Clara, cliente de Tesla Model S Plaid, rétorque : « La précision des accélérations électriques est une nouvelle forme de grâce« . Ferrari table sur ce second marché – élargi à l’Asie et aux USA – tout en rassurant les traditionalistes via des éditions limitées thermiques.
L’impossible trahison ?
La Ferrari électrique n’est pas une simple voiture : c’un manifeste technologique et culturel. Si les puristes automobile résistent aujourd’hui, l’histoire montre qu’ils finissent par céder aux avancées inéluctables – comme ils ont adopté l’injection électronique ou les boîtes robotisées. Le vrai défi pour Maranello réside dans sa capacité à transcender l’ingénierie pour recréer une émotion de conduite authentique. Le succès de la Porsche Taycan (50 000 ventes) prouve que performance et silence peuvent coexister.
Ferrari devra cependant éviter les écueils qui ont érodé la crédibilité de certains pionniers : poids des batteries excessif, design banalisé, ou sensation de conduite aseptisée. En s’inspirant de la Lamborghini Lanzador (qui conserve une agressivité esthétique) ou de la BMW Vision M Next (focalisée sur le plaisir dynamique), elle pourrait transformer ce paradoxe en renaissance.
À l’heure où Lotus ose l’hypercar électrique Evija et McLaren planche sur des batteries solid-state, l’inaction serait un suicide. Les premiers essais prototypes évoquent une gestion de trajectoire révolutionnaire, combinant torque vectoring et aéro. Reste le sacro-saint frisson : pour séduire les puristes, Ferrari devra faire chanter ses électrons avec la même ferveur que ses pistons. Et si ce silence électrique devenait… la plus bruyante des révolutions ?